Droit et régulation de l'ubérisation

Lancées en décembre 2016, les rencontres mensuelles de la Chaire E.Leclerc et ESCP dédiées à l’avenir du commerce dans la société 4.0 sont un lieu de débat et de réflexion approfondie entre les professionnels et les étudiants sur le commerce et la distribution du futur et sur l’impact des nouvelles technologies  sur le secteur.

Le petit déjeuner du 3 mai 2016

Le petit-déjeuner du 3 mai avait pour thème "Droit et régulation de l'ubérisation". Avec la participation d'Henri Hamon, en charge des questions numériques et des politiques publiques d’innovation à la CCI de Paris, Maitre Philippe Portier, avocat associé chez Jeantet Associés, fondateur du blog "DigitLegal" consacré à l’économie collaborative et à la numérisation de l’économie et du droit, de Teddy Pellerin, cofondateur de l’application mobile de transport urbain Heetch et de Pingki Houang, directeur général de la plateforme de livraison collaborative Stuart.com.

Les débats étaient co-animés par le Professeur Olivier Badot, Doyen à la recherche ESCP et directeur scientifique de la Chaire et Michel-Edouard Leclerc, Président des Centres E.Leclerc et Président de la Chaire E.Leclerc/ESCP.

En guise de préambule, Michel-Edouard Leclerc a confié : "Les hommes politiques ne parlent quasiment pas de l’émergence de ces  nouveaux acteurs et de ces plateformes collaboratives. Ils n’en citent que les noms et ne pointent que les perturbations provoquées dans certaines corporations".

L’économie collaborative : une économie installée et rentable 

Michel-Edouard Leclerc constate : "Depuis sa création il y a 17 ans, Amazon ne dégage pas un compte d’exploitation positif, ce qui serait impossible dans la grande distribution. Pourtant, ce modèle déjà "vieux" perdure et prospère". Education, santé, hébergement, logistique, musique, services à la personne…

"Aucun secteur n’échappe à l’essor de l’économie collaborative. Uber, Drivy, Heetch, Spotify, AirBnB, Blablacar, font partie du paysage des consommateurs", confirme Henri Hamon . Il définit l’économie collaborative comme "l’ensemble des pratiques et des modèles économiques organisés en réseaux horizontaux et où une communauté d’usagers peut assurer tout à la fois : le rôle de producteur, de vendeur et de consommateur". Il s’agit d’un mode de consommation plébiscité, souligne-t-il, car : "il présente de nombreux avantages : lutte contre la sous-utilisation des biens et des services et contre le gaspillage des ressources. C’est également une source de revenus complémentaires"

Selon les prévisions, le phénomène n’en est qu’à ses débuts. D’ici à 2025, le chiffre d’affaires mondial de l’économie collaborative devrait atteindre 570 milliards d’euros. Quant au nombre de transactions, il devrait être multiplié par 20 dans les 5 secteurs clés – à savoir le transport (qui représente déjà près de la moitié des revenus totaux de ces cinq secteurs), l’hébergement, le service aux personnes (dont le plus gros essor devrait être d’ici 2025), le service aux entreprises et la finance.  Cette nouvelle économie bénéficie majoritairement aux particuliers qui captent 85 % des revenus. 

La France : leader de l’économie collaborative mais un cadre juridique, fiscal, social qui reste à construire

Avec le Royaume-Uni, "la France est l’un des leaders de l’économie collaborative en Europe", pointe Henri Hamon. "Huit Français sur 10 sont acteurs de cette économie pour un revenu moyen de 495 euros par an. A ce jour, l’Hexagone compte quelque 400 plateformes dont plus de 50 startups, représentant un CA global de 3,5 milliards d’euros, soit 23 % du marché mondial"

Une explosion que "le législateur est bien loin d’avoir anticipé, constate Michel-Edouard Leclerc. Il se pose dès lors la question de l’environnement juridique, fiscal et social de cette nouvelle économie". Pour Maître Philippe Portier, "la pauvreté des propositions électorales sur le sujet montre à quel point les politiques ont du mal à appréhender le sujet".

Henri Hamon résume les grands enjeux à prendre en compte : "Harmoniser les règles fiscales, adapter notre modèle social, faire évoluer les temps de travail, et accompagner la transition des entreprises traditionnelles vers ces modèles collaboratifs"

Distinguer les différents modèles d’ubérisation 

Avant de légiférer, il reste à s’entendre sur le sens réel de l’ubérisation et à distinguer clairement deux modèles selon Maître Philippe Portier : un "Uber Pro" dont les acteurs sont des professionnels et une sorte d’ "Uber Pop" investi par des particuliers. Si les deux modèles reposent sur les plateformes numériques, dans le premier cas les acteurs - indépendants, auto-entrepreneurs - sont directement en concurrence avec les organisations professionnelles, les corporations et les entreprises traditionnelles. Dans le second cas, il s’agit d’une économie de partage entre particuliers, en théorie à visée non lucrative.  Mais ceux-ci finissent par se retrouver également en concurrence avec les professionnels : c’est le cas des VTC contre les taxis, de AirBnB contre les hôteliers, de BlablaCar contre les transporteurs traditionnels… Le bras de fer oppose les corporations et les lobbies contre ces nouveaux acteurs, parfois soutenus par l’opinion publique. Les débats sont d’autant plus vifs que l’on intervient dans un secteur de forte concurrence. Aujourd’hui, faute de cadre réglementaire clair, les conflits se retrouvent devant les tribunaux qui ont, comme les pouvoirs publics, toutes les peines du monde à trancher. 

L’économie collaborative : une réponse à un besoin et créatrice d’emplois

Pour Maître Philippe Portier, la vraie question à se poser est : "Y-a-t-il ou non concurrence ?". Frédéric Mazzella et ses comparses ont créé BlaBlacar en 2004 pour répondre à un vrai besoin. 

"Ils n’étaient pas  encore en concurrence avec les autocars Macron", rappelle Teddy Pellerin, cofondateur de l’application mobile Heetch. Créée en septembre 2013, l’application a elle aussi répondu à un besoin : le partage de transport nocturne de 20h à 6h en milieu urbain et péri-urbain. "Cette offre n’était couverte ni par les VTC ni par les taxis. Heetch a créé de la mobilité sur des zones –provinces, banlieues- où il n’y en avait pas. Elle a ainsi séduit les 18-25 ans et les jeunes de banlieue", raconte Teddy Pellerin. Début 2017, Heetch affichait plus de 500 000 trajets par mois, un chiffre d’affaires mensuel de plus de 6 millions d’euros, et employait 60 personnes. "80 % de nos utilisateurs avaient moins de 25 ans, 75% des trajets étaient effectués les jeudis, vendredis et samedis soir, et 70% vers la banlieue", précise Teddy Pellerin, contraint de parler au passé. 

Attaquée au pénal fin 2016 pour "complicité d’exercice illégal de la profession de transport" par le Procureur de la République, Heetch s’est retrouvée face à 1 500 taxis qui se sont portés partie civile. La société a été condamnée à 600 000 euros d’amende par mois et au versement de dommages et intérêts aux taxis. Trop lourd pour la startup, qui a fait appel mais a dû stopper le service. En attendant, Heetch a relancé une offre de VTC "classique" et s’apprête à proposer une nouvelle offre entre particuliers. 

"L’interdiction de Heetch n’a pas reporté notre public sur les taxis et les VTC, pas plus qu’interdire AirbnB ne ramènerait les jeunes vers les hôtels quand ils vont en vacances", explique Teddy Pellerin

Stuart.com, elle aussi, a répondu à un besoin sur un secteur très tendu : celui de la logistique du dernier kilomètre. Créée il y a deux ans, l’application mobile de livraison a mis en place une communauté de coursiers géolocalisés indépendants, qui livrent pour le compte de restaurants, de fleuristes, de petites et grosses entreprises. Les horaires de livraison sont non couverts par les transporteurs traditionnels et Stuart.com propose une flexibilité imbattable. "Avec plus de 1 000 enseignes clientes aujourd’hui, le succès a été plutôt rapide", se félicite Pingki Houang, directeur général de Stuart.com. Rachetée il y a un mois par la Poste, la startup est développée à Paris, Lyon, Londres, Madrid et Barcelone. Elle s’apprête aujourd’hui à étendre ses services dans d’autres grandes villes. "Stuart.com a créé des emplois, 100 salariés en CDI, et 5 000 coursiers sont passés sur la plateforme, pour la plupart des auto-entrepreneurs. Ils ont 26 ans d’âge moyen, ce sont des étudiants, des chômeurs, des personnes qui recherchent un complément de revenu". Pingki Houang rappelle que "11 000 des 22 000 chauffeurs de VTC en France étaient des demandeurs d’emplois. Cette nouvelle économie favorise donc la création d’emplois".

Les startups françaises en difficulté

Mais entre le partage de frais et la visée lucrative, la limite reste aléatoire et le flou réglementaire freine considérablement l’essor de cette nouvelle économie en France. "Les startups françaises sont handicapées par rapport à leurs homologues européennes", considère Teddy Pellerin qui cite en exemple la Belgique, "premier pays d’Europe à avoir légiféré sur l’économie collaborative en autorisant tout particulier à gagner jusqu’à 5 000 euros par an, toutes plateformes collaboratives confondues, avec une taxe de 10 % prélevée à la source". Selon lui, s’il faut réglementer, "il faut surtout conserver la simplicité car c’est l’une des raisons du succès de cette économie collaborative".

Pour Pingki Houang, "partager la valeur reste primordial en dépit des craintes et des réticences. Au final, dans le futur, c’est forcément le client qui choisira".

Ce que confirme Michel-Edouard Leclerc : "Il faut accepter d’inclure ces nouveaux modèles économiques dans le champ de la confrontation pour appréhender nos propres comportements"

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