Les nouvelles formes et fonctions des grands pôles commerciaux dans la société 4.0

Lancées en décembre 2016, les rencontres mensuelles de la Chaire E. Leclerc et ESCP dédiées à l’avenir du commerce dans la société 4.0 sont un lieu de débat et de réflexion approfondie entre les professionnels et les étudiants sur le commerce et la distribution du futur et sur l’impact des nouvelles technologies sur le secteur. 

Elles sont animées par le Professeur Olivier Badot, ancien doyen de la Recherche ESCP et Directeur Scientifique de la Chaire en présence de Michel-Edouard Leclerc (Président des Centres E. Leclerc et Président de la Chaire E. Leclerc/ESCP). 

Déroulé du Petit-Déjeuner du 7 février 2018

Le petit-déjeuner du 7 février avait pour thème "Les nouvelles formes et fonctions des grands pôles commerciaux dans la société 4.0", avec la participation de Xavier Ramette, Head of Asset Management Europe pour AXA Investment Managers (IM), Thierry Fourez, Directeur Général France de Vastned, et Gontran Thüring, Délégué Général du Conseil National des Centres Commerciaux (CNCC). 

Autour de ce cinquième petit-déjeuner (de la saison 2), les intervenants ont échangé sur les grandes spatialités du commerce de demain, les mutations des commerces physiques liées à la transformation digitale et la fragmentation des moments d’achat. 

Le e-commerce n’aura pas la peau du commerce physique

Le commerce va garder une dimension physique, à condition que le lieu physique soit capable de s’adapter, d’évoluer, de se réinventer et donc, de savoir mobiliser des capitaux", a expliqué Xavier Ramette, alumnus de ESCP, ancien directeur du centre commercial des 4 Temps et Head of Asset Management Europe pour AXA Investment Managers (IM), dont la branche Real Assets est n°1 en Europe avec 75 milliards d’actifs sous gestion et un portefeuille composé notamment de participations dans des grands centres commerciaux dominants. 

Selon lui, malgré les "dead malls" américains, "les centres commerciaux ne sont pas sur le point de mourir car même si le commerce en ligne est en train de croître très vite, une partie de cette croissance vient d’acteurs "omnichannel", dont une partie est du commerce physique ". D’après une étude menée par VastNed aux Pays-Bas, 71% des consommateurs entre 14 et 25 ans préfèrent d’ailleurs faire leur shopping dans un magasin physique. 

D’après une étude IRI, cette tranche d’âge fréquente plus les hypermarchés et supermarchés, utilise moins Internet en magasin et prépare moins ses courses sur smartphone et Internet que la population totale", a ajouté le Professeur Olivier Badot

La renaissance des centres commerciaux

Pour Xavier Ramette, les grands centres commerciaux risquent même d’accroître leur leadership parce qu’ils sont les mieux capables de se renouveler. Après une période de déclin, ces temples de la consommation connaissent d’ailleurs une phase de renaissance et de renouveau certain mise en exergue par Gontran Thüring, Délégué Général du CNCC. Il s’est notamment appuyé sur une étude expliquant que les centres commerciaux sont plébiscités par les consommateurs, encore plus chez les jeunes. 

Cet ancien de ESCP a aussi souligné que parmi les nouvelles pratiques qui semblent les plus intéressantes à développer, c’est le click & collect qui l’emporte. 
"Le commerce physique et les centres commerciaux en particulier, à travers le click & collect, ont un atout considérable à jouer ". C’est d’après son homologue de la FEVAD (fédération du e-commerce et de la vente à distance, ndlr) le segment qui se développe le plus aujourd’hui. Surtout que, comme il le rappelle, en France comme en Allemagne ou en Angleterre, 90% de la population habite à moins de 30 minutes d’un centre commercial et peut donc plus facilement aller y chercher un produit qu’attendre un livreur d’Amazon, dont l’horaire d’arrivée est plus ou moins certain.
"Olivier parlait de contraintes ou d’effort pour aller dans un centre commercial, je crois qu’il faut continuer à parler de plaisir et c’est le plaisir qu’ils doivent développer". Et de citer l’exemple du magasin Nike sur Broadway, à New York, qui combine de l’expérientiel et du communautaire, ou le projet pilote du groupe allemand ECE, Alstertal Einkaufszentrum, qui propose en temps réel une offre de produits qui correspond à celle en magasin. "Je crois beaucoup à ce modèle, qui consiste à avoir un site online qui est l’avatar parfait du site physique, a-t-il commenté. C’est la vraie réponse des centres commerciaux et la vraie valeur ajoutée qu’ils peuvent apporter dans ce monde omnicanal "

Des nouveaux lieux de destination

"Ce que l’on voit, c’est que le consommateur mutualisera sans doute ses déplacements, ne se déplacera plus simplement pour le commerce, et il faudra à la fois mutualiser les raisons de le faire se déplacer, et en même temps lui apporter un niveau de gratification élevé, a expliqué le Professeur Olivier Badot
On a montré que pendant longtemps, ce niveau de gratification était surtout émotionnel avec les grands centres commerciaux divertissant comme le West Edmonton Mall, aujourd’hui ce n’est pas qu’émotionnel, ça ne suffit plus et il va sans doute aussi être cognitif". 

Et d’évoquer de nouveaux lieux de destination qui ne sont pas seulement du commerce, pas seulement du divertissement, mais multifonctionnels, intégrant parfois des activités culturelles et quasiment de service public (co-working, expositions, etc.), s’inscrivant souvent dans le patrimoine local et ayant une architecture ou un design leur conférant un supplément d’âme. 
Après avoir rappelé le concept de tiers-lieu du sociologue Ray Oldenburg et cité des exemples de ces endroits où on "casse les codes entre le privé et le public, où il y a une forte diversité sociale, une vocation sociale et une nouvelle approche culturelle" comme les librairies, qui ont diversifié leurs activités, le nouveau concept store de l’Occitane et Pierre Hermé, le quartier de Shoreditch à Londres ou, dans une certaine mesure, le projet EuropaCity (triangle de Gonesse), il a énuméré leurs limites en tant que business model. Cela ne l’a pas empêché de mettre en exergue le street mall Westgate, à Oxford, qui a été cofinancé par la collectivité et a été construit dans la continuité de la rue piétonne commerçante, dans la même architecture, permettant de la réhabiliter et de redynamiser le centre-ville. "Il faut aussi investir de plus en plus dans des lieux de commerce qui s’intègrent dans la ville, qui ont des usages multiples", a confirmé Xavier Ramette

Les centres-villes ne sont pas en reste

Les investisseurs ne boudent pas les villes puisque parmi les sites qu’ils privilégient dans son activité, il y a les emplacements "numéro un " dans les très grandes villes, en particulier celles avec des flux touristiques. Groupe d'immobilier de commerce de détail inscrit à la bourse européenne et ciblant les lieux propices au shopping haut de gamme, essentiellement en centre-ville - 74,3% de son patrimoine immobilier, qui s’élevait à 1,6 milliards d’euros fin 2016 -, Vastned a d’ailleurs d’après Thierry Fourez, un "focus stratégique" exclusif sur les grandes métropoles et ce qu’on appelle dans notre jargon les "high-streets" (principales rues marchandes). 


D’après Cushman & Wakefield, elles représentaient 63% du nombre de magasins pour 24% de la surface totale en France en 2016. D’après lui, il y a une tendance qui se dessine et s’accentue dans les stratégies de développement des enseignes en centre-ville : "il y a une volonté clairement affichée d’ouvrir moins de points de vente mais mieux placés, avec une visibilité commerciale plus importante et pour la plupart d’entre elles le développement d’une stratégie active d’Internet en parallèle". Celle-ci s’appuie selon lui sur une volonté clairement affichée d’abolir les barrières entre le physique et le digital, même si la réalité de l’intégration d’Internet en magasin est "beaucoup plus complexe". Les high-streets gagneraient aussi à être visibles sur Internet, à l’image d’Oxford Street. 

Thierry Fourez a également évoqué un phénomène qui s’accélère, avec des enseignes qui choisissent de s’installer dans des rues où sont présentes d’autres enseignes ayant le même positionnement. "On assiste à une transformation, une mutation de plus en plus rapide des rues au sein des villes", a-t-il commenté en s’appuyant sur l’exemple du Vieux Lille, où Vastned est présent dans 27 immeubles. Les rues sont de plus en plus caractérisées et complémentaires, avec des positionnements de plus en plus affichés". 

Proximité ou accessibilité, "that is the question"

Pour le Professeur Olivier Badot, les centres-villes sont cependant associés à des problématiques : l’accessibilité très réduite des villes-jardin et villes-musée, qui pose des problèmes de livraison ; les problèmes de flux de marchandises, en B2B comme en B2C ; les problèmes d’urbanisme général, une solution possible étant pour lui la plateformisation digitale des commerces. Enfin, "une des grandes questions du moment, qui occupe tout le monde, les pouvoirs publics, les Chambres de commerce et autres, c’est quel dispositif urbanistique va permettre une gestion 4.0 à la fois régulée et cohérente du commerce sur la ville et l’agglomération, pour éviter qu’on arrive à des centres-villes à haut niveau de vacance commerciale "


Thierry Fourez a déploré l’absence d’un dialogue concerté sur l’animation et le développement des centres-villes entre les bailleurs, les enseignes et les villes. 

Même son de cloche chez Michel-Edouard Leclerc, selon lequel on ne peut pas dire qu’il y ait aujourd’hui une adéquation entre le retour à la proximité et les politiques publiques. D’après lui, il y a une contradiction entre l’aménageur des villes, qui "refait ses quartiers et justifie sa politique en disant qu’il lui faut de l’esthétique urbaine, des centres commerciaux, de la vie, mais qui en même temps taxe cette vie qui porte toutes les taxes du commerce et les a encore augmentées, poursuit-il. C’est très dur d’avoir une stratégie d’implantation de magasins physiques en ville si on n’a pas en face le même horizon, des interlocuteurs qui ont la même capacité de s’adapter ". 

Le Président de la Chaire a pris l’exemple de la première implantation de E.Leclerc dans Paris, récemment annoncée et médiatisée mais qu’il ne considère pas comme un évènement, pour expliquer que le retour à la proximité était lié à des stratégies généralement opportunistes des distributeurs, très dépendantes des développeurs et des aménageurs des villes. 

Il a dénoncé les logiques de ces derniers, qui "vous disent : on circulera moins dans Paris, ni camions pour les déchets ni pour l’approvisionnement". Michel-Edouard Leclerc pense plus généralement qu’il faut se poser la question de savoir si la proximité est vraiment la valeur pertinente par rapport à la digitalisation du commerce, qui met en avant l’accessibilité. Et de demander ce qui est le plus accessible dans une ville moyenne, entre la livraison à domicile ou le drive piéton - qui offrent 7 000 à 10 000 références - et un commerce de proximité, qui est plus convivial mais plus cher et n’en propose que 400 ou 500.

"Le digital, les plateformes, les réseaux sociaux et même les plateformes C-to-C imposent plus l’accessibilité que la proximité, ce qui ne donne pas forcément une ligne directrice sur l’aménagement et l’implantation du physique. L’accessibilité aujourd’hui, si c’est la valeur la plus forte, tue la proximité ou en tout cas enlève un gros marché à la proximité ". 

Le petit-déjeuner s’est conclu comme d’habitude par un débat qui est largement revenu sur la contradiction soulevée par Michel-Edouard Leclerc, renforcée par différents témoignages.

Revivez les échanges grâce à la playlist :

Pour en savoir plus sur la Chaire Rendez-vous sur:

Campus