En plus des cookies strictement nécessaires au fonctionnement du site, le groupe AEF info et ses partenaires utilisent des cookies ou des technologies similaires nécessitant votre consentement.
Avant de continuer votre navigation sur ce site, nous vous proposons de choisir les fonctionnalités dont vous souhaitez bénéficier ou non :
Parce qu’une entreprise ne se limite pas à la gestion quotidienne de l’activité, qu’elle est traversée par de multiples enjeux technologiques, sociaux, sociétaux, ses dirigeants peuvent avoir besoin de prendre de la hauteur et de s’inspirer des pratiques de leurs pairs. C’est ce que propose AEF info à ses lecteurs, dans le cadre d’un partenariat avec l’Anvie, au travers d’une série d’entretiens avec des chercheurs en sciences humaines et praticiens d’entreprise. Cette semaine, Emmanuelle Léon, professeur associée en GRH à l’ESCP Europe, évoque les effets des nouvelles technologies sur le travail. "L’erreur a été de penser que ce serait simple d’intégrer ces nouveaux outils", relève-t-elle. Or, leur mise en place exige de repenser l’organisation du travail et les modalités d’exercice du management.
Cette dépêche est en accès libre.
Retrouvez tous nos contenus sur la même thématique.
Emmanuelle Léon, professeure associée à l'ESCP ESCP Europe
AEF info : Quels sont les principaux changements induits par l’usage des nouvelles technologies au travail ?
Emmanuelle Léon : Ce ne sont pas forcément les technologies qui induisent les changements, mais plutôt notre manière de les utiliser. Les technologies sont neutres ; elles peuvent devenir un formidable outil de libération ou d’aliénation selon l’usage qu’on en fait. Il suffit pour en être convaincu d’observer la façon dont est géré le courrier électronique dans les entreprises : du fait de notre incapacité à organiser et hiérarchiser les mails, nous sommes submergés par l’information, alors que le courrier électronique est censé faciliter les échanges.
Les nouvelles technologies ont potentiellement un effet extraordinaire : elles permettent de coordonner à distance des équipes virtuelles, ouvrant ainsi la possibilité d’avancer sur les projets en continu, 24 heures sur 24, elles donnent accès à des compétences qu’on n’aurait jamais pu trouver auparavant, de manière instantanée, synchrone. Elles permettent aussi de s’affranchir du lieu de travail, et facilitent ainsi un meilleur équilibre vie privée-vie professionnelle.
Mais ces technologies ont secoué un certain nombre de fondamentaux, notamment au niveau du management. Comment créer la confiance et animer un collectif de travail à distance ? Comment communiquer de manière efficace ? Par exemple, on a imaginé que, parce que je savais écrire, je saurais écrire un mail ; que parce que je savais animer une réunion, je saurais le faire à distance… Quand vous pensez que les mails étaient censés réduire le nombre de réunions, cela laisse songeur ! Le digital a créé des comportements qu’on n’a pas su maîtriser…
AEF info : Dans ce contexte, quels sont les sujets dont doivent se préoccuper les entreprises ?
Emmanuelle Léon : Faute de bien utiliser les outils disponibles, les entreprises sont amenées à se poser toute une série de questions. Sur l’engagement, d’abord : ces outils, mal utilisés, ne le favorisent pas. Voyez par exemple ce qui peut se produire quand, en tant que manager, je ne me déplace plus pour aller voir quelqu’un qui est à cinq mètres de moi et que je préfère lui envoyer un mail.
Une autre question à se poser porte sur le lien social : qu’est-ce qu’une équipe, un collectif de travail ? Pas besoin d’avoir des collaborateurs installés à travers le monde pour avoir une équipe dispersée… Les espaces de travail de type flex-office nous incitent à réfléchir davantage sur les notions de distance, de proximité mais aussi d’intimité au travail. Il faut bien entendu s’interroger aussi sur l’isolement : celui du télétravailleur, évidemment, mais aussi celui du salarié qui travaille au bureau, et qui peut parfois se retrouver bien seul…
AEF info : En quoi les nouvelles technologies modifient-elles les modalités d’exercice du management ?
Emmanuelle Léon : Les outils technologiques sont de formidables révélateurs de la qualité du management. Bien sûr, il faut que les managers et leurs collaborateurs soient à l’aise avec les outils mis à leur disposition : trop souvent, on part du principe qu’il n’y a qu’à regarder un tutoriel pour maîtriser un outil. À mon avis, c’est une erreur. Il s’agit là d’une condition nécessaire, mais non suffisante ! Dans les grandes entreprises, finalement, ce sont avant tout des questions d’organisation du travail qui doivent être posées, et tranchées ; je pense notamment à la taille de l’équipe, à sa longévité, aux tâches assignées à chacun ou encore à la répartition des rôles. Si les conditions organisationnelles et la maîtrise des outils sont réunies, un manager même moyen peut faire un bon boulot. En revanche, si ces deux éléments ne sont pas au rendez-vous, un bon manager va s’épuiser. Le charisme du manager ne suffira pas pour compenser… et encore moins à distance !
Cela renvoie aux fondamentaux : qu’est-ce qu’un manager ? S’il s’agit uniquement d’envoyer des mails et de suivre la réalisation du travail, les outils numériques font ça très bien. S’il est question de développement et d’accompagnement des collaborateurs, les technologies ont plutôt tendance à affaiblir ce rôle : elles affaiblissent notre capacité à parler de choses importantes, elles affaiblissent le collectif, elles affaiblissent les relations humaines. Du coup, il est encore plus important d’investir du temps et de l’énergie pour éviter ces difficultés. Malheureusement, le temps, c’est sans aucun doute ce qui manque le plus aux managers aujourd’hui…
AEF info : Comment les entreprises peuvent-elles lutter contre ces effets délétères des technologies ?
Emmanuelle Léon : Il est possible de lutter contre ce phénomène d’affaiblissement des liens, de l’engagement, du collectif… Car si tout cela se détricote, on rentre dans une relation de plus en plus contractuelle. Et ce n’est pas le fait d’ajouter un émoji en fin de phrase qui va compenser !
Donc si on se rend compte de ce problème et qu’on veut le résoudre, il faut réintroduire la notion de management. Revenir à un collectif de travail de sept à dix personnes maximum, donner du temps aux managers pour manager. Aujourd’hui les managers ont conscience qu’ils devraient créer autre chose avec leurs collaborateurs, mais il n’est pas possible d’appeler 25 personnes une fois par semaine quand vous êtes en réunion tout le temps… Sans compter que les managers sont interrompus sans arrêt. Une étude récente estimait à 4 minutes maximum le temps de concentration d’un manager… Même s’il existe des façons de s’isoler, que ce soit dans un bureau ou en se déconnectant, ils ne s’y autorisent plus. Et avec les agendas partagés, ils n’ont même plus le loisir de dire "Pendant deux heures j’ai prévu de me concentrer sur un dossier et de ne pas être en réunion"…
Recréer du lien, c’est aussi faire en sorte qu’il y ait moins de silos, plus de coopération. Mais pour cela il faut accepter de perdre du temps, car l’innovation se crée dans les interstices, dans les rencontres impromptues. Si l’on fonctionne uniquement dans une logique d’amélioration de la productivité, cela ne peut pas fonctionner.
AEF info : Quels sont pour vous les grands enjeux du digital, à l’heure où d’autres technologies (intelligence artificielle, blockchain) commencent à se diffuser ?
Emmanuelle Léon : L’erreur a été de penser que ce serait simple d’intégrer ces nouveaux outils, ou de s’imaginer qu’ils allaient changer radicalement la manière de manager. Prenons l’exemple de l’autonomie tant vantée dans un contexte de télétravail. Et bien, si un collectif a toujours vécu dans une logique de "command and control", où le manager aime être au courant de tout, le fait d’être à distance ne changera rien : le contrôle sera démultiplié par le biais du digital. Les mêmes enjeux sont en train d’apparaître en ce qui concerne l’intelligence artificielle. Il est aujourd’hui clair que la question se pose à la fois sur la qualité des informations qu’elle traitera, les résultats qu’elle nous proposera mais aussi, et je dirais même surtout, sur notre capacité à décider par nous-mêmes, ou pas. Ce sont donc à nouveau des questions en lien avec les processus de décision, avec l’autonomie confiée aux acteurs et, bien sûr, avec l’éthique des différents utilisateurs.
Pour finir sur un message optimiste, notons qu’il y a une vraie prise de conscience des défis auxquels nous devons faire face. Quelles normes de comportement mettre en œuvre ? Comment repenser l’organisation du travail ? Quel type de management encourager ? On avait peut-être besoin d’aller jusqu’à une extrême flexibilité pour ensuite revenir à quelque chose de plus réfléchi.
Vous souhaitez contacter
Lucie Prusak,
journaliste