La consommation collaborative dans le commerce 4.0

Lancées en décembre 2016, les rencontres mensuelles de la Chaire E. Leclerc et ESCP dédiées à l’avenir du commerce dans la société 4.0 sont un lieu de débat et de réflexion approfondie entre les professionnels et les étudiants sur le commerce et la distribution du futur et sur l’impact des nouvelles technologies sur le secteur. 
Elles sont animées par le Professeur Olivier Badot, ancien doyen de la Recherche ESCP et Directeur Scientifique de la Chaire en présence de Michel-Edouard Leclerc (Président des Centres E. Leclerc et Président de la Chaire E. Leclerc/ESCP). 

Déroulé du Petit-Déjeuner

Le petit-déjeuner du 4 avril de la Chaire E. Leclerc/ESCP "Prospective du commerce dans la société 4.0" avait pour thème "La consommation collaborative dans le commerce 4.0", avec la participation du Professeur Philippe Moati, Professeur agrégé d’économie à l’Université Paris Diderot, co-président et cofondateur de l’ObSoCo, auteur notamment de "La société malade de l’hyperconsommation" (Odile Jacob, 2016) et (Dé)penser la consommation : peut-il y avoir une bonne consommation ? (EMS, 2018) ; Isabelle Dabadie, Docteur ès Sciences de Gestion, auteur de la thèse de doctorat Une approche socio-anthropologique de la consommation collaborative : focus sur les nouveaux rapports à la propriété ; et Guillaume de Kergariou, fondateur de la start-up Needelp, plateforme collaborative de "jobbing". 

L'objectif

L’objectif du petit-déjeuner était de mieux appréhender l’économie de partage, et plus particulièrement le phénomène de la consommation collaborative, qui ne cesse de prendre une place plus importante dans les nouvelles pratiques de consommation, transformant notamment les échanges marchands. 

Des pratiques de consommation collaborative très variées

Le Docteur Isabelle Dabadie a introduit la séance par un cadrage théorique sur la définition, très large de son propre aveu, de la consommation collaborative qui désigne "un ensemble de pratiques très variées qui remettent en cause la primauté jusque-là accordée à la propriété individuelle". Elle a insisté sur la grande diversité de modèles : marchands ou non-marchands, avec ou sans intermédiation par des plateformes numériques, entre particuliers ou entre particuliers et sociétés, B2B, etc. 

Consommation collaboration = rejet ou adhésion à l’hyperconsommation ?

Tous les intervenants se sont accordés pour dire qu’il y a une diversification et une intensification des pratiques collaboratives depuis ces dernières années.

Pour le Docteur Isabelle Dabadie, ces pratiques offrent une multitude d’opportunités d’expérimenter d’autres manières de posséder/d’accéder à de nombreux biens à partager et non plus à posséder.  

Le Professeur Philippe Moati constate une "défiance à l’égard des acteurs qui œuvrent sur les marchés de consommation et plus généralement de l’économie, du système dans sa globalité, et tout ça se cristallise dans une aspiration à consommer différemment". Mais pour lui, la consommation collaborative n’est pas une simple critique de l’hyperconsommation, un phénomène de rejet de ce modèle et du capitalisme. « En dehors de la contre-culture des militants, qui ne sont pas très nombreux mais audibles, par contre, avec un discours très construit, on a une attitude ambiguë par rapport à la consommation. Le Français moyen est partagé et commence à intégrer la face sombre de la consommation, qui nuit à la planète ».

Pour le Professeur Philippe Moati, la consommation collaborative prospère moins sur le rejet en bloc de l’hyperconsommation que sur la défiance à l’égard du "système" et la prise de conscience des enjeux environnementaux. "Si on a l’impression qu’il y a des manières de consommer plus respectueuses de l’environnement, cela permet d’hyperconsommer en bonne conscience". 

A partir de la présentation des résultats de l’étude sur les consommations émergentes, réalisée par l’OBSOCO, le Professeur Philippe Moati montre que ce sont plutôt les plus hyperconsommateurs qui sont les plus engagés dans les pratiques collaboratives. Si elles ont connu leur essor durant une période de tensions significatives et durables (ou persistantes) sur le pouvoir d’achat des ménages, la reprise a fait reculer peu de pratiques émergentes et beaucoup sont encore en croissance. Les considérations économiques sont généralement en tête des motivations déclarées, mais ce ne sont pas les plus pauvres qui sont les plus engagés dans la revente ou le glanage. "Ce n’est pas essentiellement conjoncturel, ou alors la conjoncture a favorisé l’adoption de nouveaux comportements et l’interruption de routines, en quelque sorte, et par effet d'hystérésis, en période de vaches plus grasses les habitudes prises à ce moment-là sont conservées". 

Une menace ou une opportunité pour les acteurs de la grande distribution ? 

Guillaume de Kergariou, fondateur de la "marketplace" de compétences et services entre particuliers needelp.com, a montré, par retour d’expérience, comment les plateformes collaboratives peuvent s’intégrer dans le parcours-client des distributeurs. A l’image de Needhelp avec Brico Dépôt et Jumbo (en Suisse), Leroy Merlin avec Frizbiz ou Ikea, qui a racheté TaskRabbit, les "retailers" s’intéressent à ce type de plateformes pour mettre à disposition de leurs clients de nouveaux services extrêmement réactifs, transparents, performants et moins chers. Les plateformes sont ainsi complémentaires des services historiquement proposés par les enseignes (livraison sur petits paniers, montage meubles, etc.) et constituent, selon Guillaume de Kergariou, une formidable opportunité d’engager leurs clients, qui deviennent des prosumers ("pro-sommateurs"), d’excellents ambassadeurs des produits d’une marque ou d’un distributeur, et non plus de simples consommateurs. "Les plateformes, ce ne sont pas des menaces mais sont de nouveaux canaux de distribution pour les retailers, agissant bien souvent comme des accélérateurs ou déclencheurs d’achat", estime Guillaume de Kergariou. Il cite l’exemple d’un client qui veut se faire livrer et changer un robinet défectueux, confie l’achat et la pose à un vendeur également "jobber", qui va améliorer l’expérience client et devenir prescripteur de l’enseigne et de la marque qu’il connait le mieux.

Vers une approche servicielle ?

Pour Guillaume de Kergariou, il faut casser les barrières entre clients, enseignes et vendeurs en les intégrant au sein d’une même communauté de pro-sommateurs. D’après lui, les plateformes impliquent l’émergence de nouveaux usages, d’une économie de plateformes pour les acteurs traditionnels qui doivent transformer leur métier de distributeur en plaçant la réflexion "services" en amont de la réflexion "produits". Le Professeur Philippe Moati parle du passage d’une approche transactionnelle à une approche servicielle. Il faudrait selon lui troquer la promesse de bonheur hédonique pour celle d’un bonheur "eudémonique", c’est-à-dire un bonheur qui passe par la réalisation personnelle, le développement de soi, le sens donné à la vie. En conciliant les deux types de bonheur, le concept des vêtithèques, qui est né en Suède et s’y est bien développé, est d’après lui une alternative crédible à un marché de l’habillement illustrant "l’épuisement de l’enchantement proposé par les acteurs "standard" du modèle de consommation". "On reste dans la frivolité de la mode (…) mais avec un modèle économique serviciel et qui potentiellement a des vertus environnementales, affirme-t-il. Si on commence à penser que la vocation d’une marque ou enseigne est d’apporter du bien-être eudémonique, ça ouvre des perspectives radicalement nouvelles et certainement des business models d’avenir". 

Néanmoins, Le Professeur Philippe Moati trouve que le modèle de la consommation collaborative n’a pas encore été suffisamment travaillé : "Le modèle économique est compliqué du côté de l’offre, il faut éduquer les consommateurs, trouver l’équation pour que cela tienne la route économiquement. Il manque peut-être un engagement massif des marques et enseignes pour promouvoir ce modèle, qui peut s’inscrire dans une tendance générale mais bute certainement aujourd’hui sur des aspérités qui en gênent la diffusion alors qu’elle est certainement souhaitable, à la fois en termes de politique industrielle et de réaction collective aux enjeux environnementaux".  

Retour vers le futur

Pour le Docteur Isabelle Dabadie, la consommation collaborative revient à proposer plein de choses qui ne sont pas nouvelles mais "marchandisées" alors qu’elles étaient gratuites autrefois - comme l’échange de services avec des tiers dans des villages - en réponse à un besoin de recréer du lien social, redonner du sens. "On revient à des choses d’hier en s’appuyant sur la nostalgie ambiante et une récupération marchande", dénonce le Professeur Philippe Moati en comparant l’auto-stop au covoiturage. "C’est une formidable entreprise d’élargissement du champ du capitalisme et de marchandisation des rapports sociaux. Les entreprises vont toucher des commissions sur la mobilisation du travail ou du capital des autres. C’est un capitalisme sans capital, où le risque est reporté sur les autres". Même si les grosses plateformes américaines comme Uber et Airbnb ont imposé des pratiques aux gouvernements et font figure de "cowboys", pour Guillaume de Kergariou "il ne faut pas croire que c’est le Far West et que les plateformes s’enrichissent sans rien apporter". Le modèle transactionnel de Needelp, par exemple, apporte une assurance qui a un coût, et un service client qui vérifie et garantit la sécurité entre les utilisateurs. "La vraie question c’est la pérennité, la rentabilité du modèle"...

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