Après ces semaines de confinement, faut-il remettre en question le sens et l'intérêt d'un travail de bureau ?

Ghislain Deslandes : Rester à la maison, entouré de ses proches, correspond à un idéal de vie… souvent décevant en pratique ! L'idée qu'il suffirait de se mettre en retrait du monde pour résoudre tous nos problèmes est une terrible illusion, comme le remarquait déjà le philosophe Pascal au XVIIe siècle dans ses Pensées : «Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide.» Bref, c'est la dépression assurée !

En revanche, tant mieux si ce confinement nous pousse à remettre en question la valeur de ce que nous faisons au travail. Face à la crise que nous expérimentons, nous voilà confrontés au sens de notre action et à la nécessité de nous interroger sur le pourquoi de nos actes, à une meilleure répartition de nos efforts entre la vie professionnelle et familiale.

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Quelles nouvelles voies pouvons-nous esquisser dans un tel cadre ?

Le confinement est originairement une épreuve psychologique, mais elle s'étend rapidement au plan philosophique. Trois possibilités s'offrent ainsi à tous ceux qui se retrouvent en télétravail plus ou moins forcé ou parfois en chômage partiel, voire total. Ils peuvent se distraire, s'abreuver de films, séries, livres ou même jeux vidéo, pour échapper au sentiment de vide décrit par Pascal. Ils peuvent aussi s'instruire et saisir cette opportunité pour se former et peut-être se réorienter à terme. Enfin, ils peuvent désespérer, se laisser aller au sentiment d'inutilité et d'exclusion…

A la lisière de ces trois schémas types, chacun a l'occasion de «désapprendre» ce qu'il sait ou croyait savoir et opérer ainsi une bifurcation vis-à-vis de ses schémas de pensée habituels. Nous gagnerions notamment à prendre davantage conscience de «l'utilité de l'inutile», selon la belle expression du philosophe italien Nuccio Ordine : selon lui, des pratiques et des savoirs réputés inutiles, sous prétexte qu'ils ne sont pas une source de profit immédiat, ont en réalité une importance de premier plan.

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Des métiers habituellement considérés comme subalternes ont d'ailleurs été définis comme des «professions essentielles» pendant le confinement…

Il faut rendre hommage à celles et ceux qui sont restés à pied d'œuvre : professions de santé, éboueurs, infirmiers, caissiers ou encore assistants sociaux… Cette période aura au moins eu le mérite de rendre visibles et aimables des métiers qui ne l'étaient pas assez et qui ne font pas la une des journaux ordinairement. Tant mieux ! Cela devrait renforcer la redécouverte, non pas tant de ces professions, que de la notion de métier en général et de celle de «gens de métier» en particulier. Ces notions ont été négligées voire dépréciées depuis l'essor d'une gouvernance par les nombres dans les entreprises et le management.

Dans son dernier ouvrage, Cannibales en costume. Enquête sur les travailleurs du XXIe siècle (François Bourin, 2019), le sociologue David Courpasson montre bien que la démultiplication de petits «géomètres d'entreprise», toujours prompts à mettre en place des «scoring désinvoltes», s'est faite au détriment de l'expérience professionnelle spécialisée, celle des éducateurs, des maçons ou des routiers, par exemple. Ces personnes, qui ont investi leur vie de travail dans une forme de maîtrise particulière, méritent davantage de respect et d'écoute.

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Les cadres et dirigeants devraient-ils leur témoigner plus de reconnaissance ?

Je me méfie beaucoup de ce mot, entendu à toutes les sauces à mesure que de nombreux «prophètes» faisaient irruption sur la scène publique en ces temps troublés. Certes, chacune et chacun s'attend à être reconnu pour échapper à un sentiment d'injustice au travail. Mais cette notion exerce aussi une forme de tyrannie dans la relation à l'autre : d'un côté, nous exigeons toujours plus de reconnaissance, nous n'en avons jamais assez ; et de l'autre, donner de tels gages est aussi une façon d'instaurer une forme de dette et d'exiger toujours plus en retour… C'est pourquoi je préfère la notion de respect à celle de reconnaissance. Il s'agit tout à la fois de concevoir une juste rétribution des efforts accomplis et, en même temps, de répondre à des demandes hétérogènes, exprimées à partir de perceptions singulières, de ressentis subjectifs.

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Quel management imaginez-vous pour l'après-crise ?

Nous étions nombreux, parmi les praticiens et chercheurs en gestion, à appeler de nos vœux une redéfinition des frontières du management avant la crise. Il faut parier que nous serons encore plus nombreux «le jour d'après» ! Pour ma part, j'entrevois un risque et une opportunité majeurs. Le risque, c'est que le travail à distance n'encourage une «hyper-hygiénisation» et une gouvernance algorithmique des relations professionnelles : chacun serait appelé à rester chez lui, piloté par un ordinateur central qui lui enverrait des instructions, téléguiderait ses actions et enregistrerait ses moindres faits et gestes…

Bref, la distanciation sociale faite philosophie managériale ! De sorte qu'on ne soit jamais infecté ni affecté par la vie d'autrui et de nos collègues, comme surprotégés par le masque intégral du travail à distance généralisé. Ce serait une terrible erreur, car il n'y a pas d'humanisation sans socialisation. Il faut donc espérer que cette période de confinement et de digitalisation subie nous fasse à nouveau ressentir et expérimenter «le goût des autres».

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Et quelle serait l'opportunité à saisir selon vous ?

Je la situerais dans une prise de conscience : le management, que l'on considère parfois comme un amoncellement de techniques pour atteindre des objectifs chiffrés, est en premier lieu une pratique humaine et sociale, émaillée de «savoir-être» et de «savoir-vivre» que nous avons en commun. Dans mon dernier essai, Critique de la condition managériale (PUF, 2016), j'essaye de prendre comme point de départ, non pas des catégories traditionnelles telles que les ressources disponibles ou les discours, par exemple, mais la subjectivité et la sensibilité des personnes qui composent une équipe de travail. Cela m'amène à définir les termes d'un management plus humble et plus humain, que j'appelle un «management faible».

D'autre part, je propose de maintenir nos efforts contre la «stupidité fonctionnelle», cette maladie des organisations qui consiste à ne plus poser la question du pourquoi d'une action, pour se contenter d'un «business as usual» en guise de finalité… Les managers, éclairés par la philosophie, ont un rôle essentiel à jouer dans cette évolution des mentalités et des structures.

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Ghislain Deslandes est docteur en gestion et en philosophie, professeur à ESCP Business School et ancien directeur du programme Philosophie(s) du management au Collège international de philosophie. Il est notamment l'auteur de Critique de la condition managériale (PUF, 2016) et de Essai sur les données philosophiques du management (PUF, 2014).