"La première fois que j'ai vu quelqu'un travailler sans bureau, c'était chez MSN, le portail Web de Microsoft, il y a une dizaine d'années. Ils avaient créé un grand open space et les gens s'installaient avec leur ordi là où c'était libre. Moi qui bossais dans une maison de disques avec bureau individuel fermé, ça m'avait choqué, se souvient Vincent, directeur marketing. Je trouvais que c'était un manque de respect pour les salariés." Aujourd'hui, Vincent, la petite quarantaine, bosse en open space pour une association installée dans un coworking à Paris.

Et ça lui convient bien, même s'il n'a pas adopté complètement le principe du bureau non attribué : "Nous louons des bureaux fermés. Chacun a une place attitrée. Et on télétravaille beaucoup." Ce qu'il apprécie dans cette organisation semi-nomade : la liberté. "Si je fais du home office, je le notifie sur Slack le matin et voilà."

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Comme lui, les Français sont de plus en plus nombreux à travailler en "bureau libre". Que ça leur plaise ou non. La mobilité, rendue possible par la révolution numérique, s'est installée dans le monde du travail. Et va s'accentuer. D'après une enquête Malakoff Médéric Humanis, 5 millions de salariés sont aujourd'hui concernés par le télétravail, une progression de 50% par rapport à 2017. Côté entreprises, 77% des sociétés ont déjà testé l'aménagement en bureaux flexibles. Et comptent bien transformer l'essai si l'on en croit l'enquête Parella/Esquisse (novembre 2018) sur les nouveaux modes de travail.

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Réalisée auprès de 212 entreprises, elle sonde les dirigeants sur la façon dont ils imaginent leur parc immobilier en 2028. Leur projection : une réduction de 30% de leur bâtiment principal, avec deux fois plus de home office et cinq fois plus de coworking. Soit une organisation en marguerite ou en satellite, devenue la norme pour beaucoup.

"Le travail à distance ou multispatialisé est une tendance lourde", confirme David Courpasson, sociologue et professeur à l'EM Lyon Business school. Bonne ou mauvaise nouvelle ? "Ce n'est ni une régression sociale ni un progrès, nuance le chercheur. Le travail sans bureau fixe s'adapte à certaines activités et pas à d'autres." Mais il ne peut pas être la solution à tous les problèmes, comme le souligne Denis Chabault, maître de conférences en sciences de gestion à l'université Paris-Sud : "Ces modes d'organisation doivent être portés par un vrai projet managérial." Ce qui n'est pas toujours le cas, rappelle Dominique Losay, coprésident de Nwow, think tank du futur du travail.

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"Dans les grandes entreprises du tertiaire, en région parisienne, on tourne autour de 40% de taux d'occupation des postes de travail, explique l'expert. Il est donc vrai que cela coûte cher... Mais habiller des réductions budgétaires sous des aspects managériaux, ça ne marche pas !" Le projet managérial avant tout, clament tous les spécialistes interrogés sur la question.

De fait, les conséquences d'un projet de nomadisme mal pensé ou conduit pour de mauvaises raisons, peuvent être catastrophiques. Pour les collaborateurs déjà. Séduits a priori par l'idée de travailler d'où ils veulent, ils se déclarent également inquiets de la face sombre du "décrochement spatial" annoncé : isolement, solitude, invisibilité, difficulté à accéder à une promotion, à concilier vie privée et vie professionnelle… Loin des yeux, loin du cœur du réacteur ! Des inquiétudes légitimes selon David Courpasson, qui anticipe un effet boomerang pour l'entreprise : "Le risque, c'est ne plus faire de l'entreprise un espace d'attachement et d'appartenance, souligne-t-il. Les salariés seront ici, ailleurs et un peu nulle part, plus désengagés qu'aujourd'hui." Avec une entreprise qui se liquéfierait de l'intérieur, selon le sociologue.

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Les managers à distance risquent, eux, de se noyer dans un lot d'injonctions contradictoires, s'inquiète Emmanuelle Léon, professeure de management des ressources humaines à l'ESCP. "Ils sont censés faire du collectif, mais en même temps du flex office, collaborer avec des salariés en télétravail mais aussi savoir quand réunir tout le monde… Ce diktat de l'agilité déstabilise les managers s'ils ne sont pas formés et accompagnés", prévient-elle.

Des formes de surcontrôle peuvent alors se mettre en place, au risque de tuer dans l’œuf les processus créatifs recherchés avec ces nouvelles pratique de travail, analyse Denis Chabault. "Sous couvert de liberté retrouvée dans l'organisation du travail, la rigueur s'installe avec encore plus de planification, de procédures et de demandes de reporting..." Même chose pour les collaborateurs en home office qui s'astreignent parfois à un autocontrôle encore plus rigoureux qu'au bureau et de longues heures de travail sans pause pour… compenser leur éloignement. Un comble !

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"Le nomadisme implique d'oublier le management par les moyens et le contrôle au profit du management par les résultats et la confiance, affirme Alain d'Iribarne, économiste et sociologue du travail, président du conseil scientifique de l'Observatoire Actineo sur la qualité de vie au bureau. Or la France est le pays européen qui résiste le plus au management par la confiance." Pas si simple, quoi qu'on en dise, de changer des méthodes pyramidales bien ancrées dans nos traditions. Mais si les entreprises veulent attirer les talents, elles n'ont d'autre choix que de transformer leurs pratiques.

Le nouveau design des espaces de travail n'y suffira pas, précise Emmanuelle Léon : "S'imaginer que la transformation des environnements de travail fera venir les millennials, c'est de l'utopie." Et de citer une récente étude de l'ESCP auprès des jeunes diplômés, qui pointe leur préférence à la sortie d'école pour les… PME et les ETI. "L'hypothèse, c'est qu'ils recherchent avant tout un manager de proximité, c'est-à-dire un vrai collectif de travail et du sens", note la professeure.

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Philippe Morel, cofondateur de Dynamic Workplace, start-up qui a récemment accompagné la transformation du siège de TF1, en est convaincu : les grandes entreprises retrouveront de l'attractivité si elles intègrent l'esprit coworking en leur sein, plutôt que de disperser leurs collaborateurs. "Les gens ont envie d’autonomie mais restent très attachés à l'entreprise, explique-t-il. Celle-ci doit alors offrir une multiplicité de solutions répondant à ces demandes contradictoires."

Pour Dynamic Workplace, l'entreprise de demain pourrait être une «maison travail» accueillante composée d'espaces ouverts ou fermés, individuels et collectifs, dotés d'outils digitaux adaptés à chaque espace, de cafés pour socialiser, de services de conciergerie inspirés de l'hôtellerie…. Et surtout pas "le flex office pour tous". Dans ces conditions, conclut l'expert, "peut-être qu'on ne se verra qu'une fois tous les six mois, mais on s'en souviendra !"

70% des cadres aimeraient télétravailler

C’est ce que révèle l’étude cadremploi-ifop de mars 2019. Selon la loi, un salarié en télétravail peut exercer depuis son domicile, mais aussi dans un bureau équipé mis à sa disposition par son employeur ou dans tout autre lieu choisi en concertation avec celui-ci.